Michèle GALLINO Auteur - Interprète
Damia : "La Grande"

Je voudrais réunir tous les cuistres du monde et les mettre en présence de Damia.

Tous ceux qui enseignent la rhétorique, ceux qui commentent l'harmonie racinienne, ceux qui définissent les canons de la sculpture grecque, ceux qui noircissent leurs pattes aux cendres éternelles de Pompéi.

Tous, compilateurs, critiques d'art, professeurs de lettre, de peinture, de musique, universitaires, normaliens, pions, répétiteurs, maîtres de conférences, surveillants d'études, le grand congrès des porteurs de toges, des chausseurs de bésicles, des rédacteurs de fiches et des gratteurs de marbre mycéniens.

Je les voudrais voir tous ceux qui croient ou veulent faire croire qu'en art, quelqu'un peut apprendre quelque chose.
Et je leur tiendrais à peu près ce discours :

Chers Maîtres,

Vous allez voir une femme qui ne possède pas le millionième de vos connaissances, qui doit, je le suppose prendre le Pirée pour un homme et Maurice Yvain pour un musicien.

Je ne puis, ne la connaissant pas, vous affirmer qu'elle n'ait jamais allée dans un musée. Mais, la légende veut qu'elle fréquente plus assidûment les concerts des boulevards extérieurs que la colonnade du Louvres, qu'elle préfère les bars aux bibliothèques et le jazz à la musique de M. Vincent D'Indy.

Je ne sais pas si ses diplômes universitaires atteignent le certificat d'études primaires, mais, j'en doute.

Elle chante mais de façon à faire froncer le nez à plus d'un grand spécialiste en la matière !

Seulement, fruste, peut-être inculte, sans grande distinction, avec ses moyens directs et mâles qui confinent à la vulgarité, cette femme est une grande artiste.

Regardez-là bien Professeurs, elle va vous apprendre quelque chose.

Damia chante.

C'est un bruit plutôt qu'une musique, une plainte, un halètement, quelque chose qui glisse, se plaint, a mal, crie et soudain consent à sourire.

Les bruits intraduisibles de la nature, le vent dans les cordages d'un voilier, le brusque échevellement d'un orage, le tambour lointain d'une avalanche en montagne, les clappements suceurs de la mer sur pierres moussues des ports ont cette spontanéité, cette puissance, cette ténacité.

C'est tout cela le chant de Damia, c'est le chant de la femme avec les éclairs, ses orages, ses pardons, son éternelle plainte blessée.
Ce qu'elle chante, que vous importe ! Je veux dire comment elle chante. Et je commence par dire qu'elle ne chante pas. Elle matérialise la chanson, la fait passer du plan du récit au plan du drame, la joue, la vit, la pleure, la hurle, la caresse …

Et voilà ce qui confond, ce qui émeut, ce qui nous place en face du mystère.

Pas une des intentions, pas une des attitudes de Damia qui ne nous fasse songer aux plus hautes réalisations de l'Art.
Du sculpteur inconnu de la Victoire à Toulouse-Lautrec, elle nous dresse un répertoire des génies qu'elle ignore.

C'est un instinct plus fort qu'elle-même, une vague de fond qui la soulève, l'emporte.

Car avec tout cela, elle émeut. Rien ne prend plus aux entrailles que cet art où court le sang épais de la veine populaire.
Damia est un orgue passif où passe à son heure le génie.

Elle est habitée.(…) Quand s'exprime, l'hôte mystérieux de cette âme, Damia participe à quelque chose d'extra terrestre. L'esprit souffle.

C'est vous, Messieurs les professeurs qui vous gargarisez de cette formule.

Vous professez même que l'esprit souffle là où il veut. Et vous n'avez jamais réfléchi à cette curieuse obstination que met l'esprit à ne pas souffler chez vous.

Ces extraits d'articles sont signés
Pierre Scize dans Paris Journal en 1923
Source texte et photographies Pierre Longchamp